LE POLAR

MONSTRE Y ES-TU ?

Nouvelle écrite par Sophie Rigal-Goulard à partir des ateliers d’écriture des classes de 6ème et de 5ème des collèges Miramaris à Miramas, Louis Pasteur à Istres, Gérard Philipe à Martigues et Henri Fabre à Vitrolles, en écho à la fable écologique éponyme mise en œuvre par Karwan.

Edition et suivi de narration : La Mutinerie, médiation & littérature

Illustrations : Stéphan Muntaner

Partenaire principal : Métropole Aix-Marseille-Provence

Avec la contribution des villes d’Istres, Martigues, Miramas, Saint-Chamas, Vitrolles, la Région Sud, le Département des Bouches-du-Rhône et la DRAC PACA.

Partenaire média : La Provence

Production : Karwan

Labellisée Olympiade culturelle - Paris 2024

1er épisode

Paru le 21 mai dans le journal La Provence

1. Premiers contacts

La nuit est tombée sur l’étang de Berre, une nuit d’encre... L’orage menace et de gros nuages noirs ont envahi le ciel. Une bette traditionnelle est posée au milieu de l’étang, juste éclairée par la lumière tremblotante d’un lamparo.

— On ne voit pas une seule étoile ce soir, déclare Jean en accrochant un hameçon au bout de sa ligne...

Son ami Fred, concentré sur sa future prise, marmonne une réponse inaudible. Les deux hommes sont des habitués de la pêche au lamparo. Ils aiment le silence et la quiétude qui règnent sur l’étang quand il est plongé dans la pénombre. Pourtant, ce soir, le tonnerre gronde et Fred finit par lever la tête :

— Je te l’avais dit ! On va se prendre une chavanne !

Jean ne lui répond pas. La petite lumière de la bette n’est pas bien forte, mais il lui semble qu’une ombre étrange vient d’apparaître à quelques mètres de leur embarcation. Il se penche un peu pour mieux voir et murmure :

— Fred... Il y a quelque chose de très bizarre dans l’eau juste devant. Regarde.

Son ami se retourne en pestant un peu, mais il aperçoit lui aussi une masse sombre insolite.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? dit-il dans un souffle.

C’est alors qu’un éclair zèbre le ciel. L’étang se retrouve éclairé comme en plein jour.

Fred et Jean distinguent clairement les contours d’une bête marine à la surface de l’étang ! Ils ont tout juste eu le temps de visualiser un corps et une longue queue quand le tonnerre explose.

Le ciel semble s’ouvrir en deux et des trombes d’eau s’abattent sur l’étang. Fred et Jean font demi-tour sans attendre, mais ils emportent avec eux une vision inquiétante.

Il y a un monstre dans l’étang de Berre...

Il est 8 h sur Berre FM, le flash info vous est présenté par Alya Moussief.

On apprend à l’instant qu’un véliplanchiste affirme avoir croisé la « créature de l’étang de Berre ». Ce nouveau témoignage vient donc alimenter la rumeur qui ne cesse d’enfler de jour en jour. Sommes-nous face au mystère d’un « monstre du Loch Berre » ? Les habitants du pourtour de l’étang sont invités à se montrer vigilants et à transmettre toute observation inédite. Un numéro de téléphone...

— Un « Loch Berre » ! s’esclaffe un homme accoudé au bar. Et pourquoi pas une soucoupe volante ?

Au Café du soleil, le patron vient d’éteindre la radio, mais les commentaires vont bon train. Jules finit sa tasse. Il en a assez entendu pour ce matin.

Il se lève et enfile son blouson. Ce faisant, il bouscule une jeune femme qui allait s’asseoir juste derrière lui. Rouge de confusion, il marmonne des excuses gênées jusqu’à ce qu’il s’arrête, stupéfait. Cette cicatrice au-dessus de l’arcade...

— Cyria ?

— Oui... On se connaît ?

— Hélas pour toi, je dirais... Je suis responsable de la cicatrice que tu as au-dessus de l’arcade. École Paul Cézanne. 1990 en sport. J’ai fait tomber la haie en me prenant les pieds dedans, tu étais juste à côté... Jules Godin, le garçon le plus maladroit de la région.

— Jules ? Ça alors ! La barbe te change... mais à peine finalement.

Jules et Cyria s’assoient face à face en souriant, ils ont à nouveau 10 ans... Ils échangent quelques souvenirs lointains avant de se pencher sur leur présent.

— Tu habites toujours la région ? demande Jules. Tu travailles dans le coin ?

— Non, j’ai quitté Miramas il y a presque dix ans, répond Cyria. Je vis à Lyon. J’ai intégré un laboratoire de biologie et de recherche animales.

— Avec une spécialisation en particulier ? J’ai une sœur ornithologue donc je m’y connais un peu, précise Jules.

— Hum... Je suis cryptozoologue. Tu vois de quoi je parle ?

— « Cryptozoologue » ?! s’exclame Jules surpris. Tu veux dire que tu es une sorte de chasseuse de monstres ?

Cyria sourit. Elle a l’habitude de ce genre de raccourci et à chaque fois, patiemment, elle donne l’étymologie exacte de ce mot.

— La cryptozoologie c’est « l’étude des animaux cachés »... en tout cas ceux dont l’existence n’a pas été démontrée. Mon travail consiste à vérifier si tel ou tel animal furtivement aperçu ou dont la légende persiste existe réellement et de le prouver scientifiquement.

— OK. Donc je pense qu’on est là pour la même raison ! lance Jules.

Il s’interrompt pour commander un deuxième café tandis que Cyria lui demande avec un petit sourire ironique s’il est « chasseur de monstres » lui aussi.

— Non, moi je suis journaliste à La Provence ! Je n’ai jamais quitté la région. Mais par contre, je dois faire un reportage très spécial puisqu’il parle du « monstre de l’étang de Berre » !

Cyria hoche la tête avant de murmurer :

— La fameuse créature, bien sûr...

Tous deux tournent la tête vers l’étang en même temps, comme s’ils avaient une chance de l’apercevoir. Cyria précise qu’en effet, elle a été dépêchée par son laboratoire pour enquêter un peu plus précisément sur cet animal... qui n’existe pas encore officiellement, mais dont on parle déjà beaucoup !

— Tu sais de quand date le premier témoignage exactement ? demande Cyria qui a ouvert un carnet. J’ai de la chance d’être tombée sur toi ! Tu vas pouvoir me renseigner un peu !

— Ce sont deux pêcheurs qui ont été à l’origine de cette information voilà plus de quinze jours. Une nuit d’orage, ils ont aperçu « une créature non identifiée de plusieurs mètres de long, avec un corps et une queue ». Je te rapporte leurs propos. La rumeur était née et, de bouche en oreille, elle a enflé.

Il y a eu des articles dans les journaux, des chroniques à la télé, et les réseaux sociaux se sont emparés de l’histoire...

— C’est vrai que « le monstre de l’étang » a largement fait parler de lui, souligne Cyria. Il a fini par attirer l’attention de mon laboratoire et je suis là pour démêler le vrai du faux. Ce Loch Berre existe-t-il vraiment ?

— C’est incroyable qu’après s’être perdus de vue pendant plus de quinze ans, on se retrouve ainsi à travailler sur le même sujet ! déclare Jules.

— On n’aura peut-être pas la même façon d’opérer, rétorque Cyria. Tu vas sûrement chercher le côté sensationnel de l’affaire tandis que moi je vais démythifier les récits que j’entendrai pour me concentrer sur du concret. En tout cas sur des preuves tangibles.

— Tu vas traquer la créature ! commente Jules enthousiaste. J’adore l’idée ! D’ailleurs, savoir que je m’apprête à interroger un témoin éventuel de ce Loch Berre me donne des petits frissons d’excitation, pas toi ?

Cyria ne répond pas, elle plonge le nez dans sa tasse. Elle imagine déjà Jules la suivre partout, impatient de tomber sur le scoop à publier. Or, ce qu’elle aime quand elle démarre une enquête sur un nouveau cryptide, c’est le contraire, c’est-à-dire prendre son temps. Il en faut quand il s’agit de prouver l’existence d’un animal qu’on ne voit jamais... ou presque !

— Que dirais-tu qu’on s’associe pour cette enquête ? propose Jules. Je te fournis tous les témoignages que je récolterai et toi, en échange, tu me donnes un peu de matière pour les articles que je vais écrire. Je dois rédiger une sorte de compte-rendu journalier de mon enquête sur le monstre pour La Provence.

— Tu risques d’être déçu ! Je vais y aller pas à pas, parce que les indices ne tomberont pas du ciel ! répond Cyria en finissant sa tasse de thé.

— J’ai déjà rendez-vous avec un plongeur qui affirme avoir vu le monstre deux jours après les pêcheurs !

Jules affirme qu’il est sûr que c’est le début d’une piste et Cyria décide finalement de le suivre. Tous deux se lèvent et règlent leurs consommations quand soudain, la porte du café s’ouvre à la volée.

— Je l’ai vu, je l’ai vu ! crie un homme qui semble surexcité.

Il vient s’appuyer au comptoir et réclame un verre « pour se remettre ». Le patron du café, goguenard lui lance :

— Et t’as vu qui, Guy, le Père Noël ?

Jules a déjà ouvert la porte et Cyria s’apprête à sortir. Tous deux sont persuadés d’être face à un client un peu alcoolisé... mais l’homme s’écrie :

— Je ne plaisante pas, André ! J’étais sur mon bateau, là, à quelques centaines de mètres de la plage et je l’ai vu, lui. Le monstre de l’étang de Berre ! Il est énooorme !

2ème épisode

Paru le 28 mai dans le journal La Provence

2. Un avertissement ?

— Je ne rejette aucune piste d’office. J’écoute et je note. Je vais aussi prélever des échantillons d’eau de l’étang que j’enverrai à mon laboratoire, on va pouvoir analyser des séquences d’ADN et, qui sait, peut-être relever la trace d’un animal inconnu qui ferait avancer notre enquête...

Jules laisse Cyria un moment pour aller marcher un peu le long de la plage. Il a besoin de réfléchir à l’article qu’il va écrire sur « la créature ». Soudain, il aperçoit une silhouette dissimulée à l’ombre d’un arbre. Équipée de jumelles, elle semble regarder dans la direction de Cyria ! Il l’observe pendant un moment sans bouger puis il finit par s’approcher pour en avoir le cœur net, mais la silhouette s’évapore !

— Quelqu’un était en train de t’espionner avec des jumelles, déclare Jules à Cyria en la rejoignant. Je pense que c’était une jeune femme mais...

— M’espionner ? sourit Cyria. On n’est pas dans un film, Jules ! Elle devait admirer les véliplanchistes au loin.

Jules secoue la tête, il sait ce qu’il a vu, mais Cyria est déjà passée à autre chose. Elle souhaite se rendre à l’endroit où le monstre est apparu initialement.

— Je veux essayer de me faire une idée plus précise de l’environnement de la créature. J’en profiterai pour faire de nouveaux prélèvements, précise-t-elle.

— Les pêcheurs ont aperçu le monstre un peu plus loin, au large. J’avais déjà prévu d’aller y faire quelques photos donc le bateau nous attend !

En moins de dix minutes, Jules et Cyria arrivent à destination. Une fois sur place, Jules accroche le canot à un corps-mort et pendant que Cyria effectue de nouveaux prélèvements d’eau, il fait une série de photos. Penchée sur la surface de l’étang, la cryptozoologue essaie d’imaginer la créature...

— Y aurait-il des traces de son passage sous l’eau ? se demande-t-elle.

Elle se tourne vers Jules pour lui suggérer de revenir avec du matériel de plongée, mais il ne semble pas l’écouter. Il est penché tous sourcils froncés sur l’écran de son por- table.

— Regarde, il y a un truc étrange dans la série de photos que je viens de faire, lui dit-il. Sur trois d’entre elles, on aperçoit des bulles sur une zone à la surface de l’eau.

— C’est vrai, constate Cyria qui a grossi les photos. On voit bien que des bulles d’air sont remontées à la surface de l’étang. Bizarre...

— Cela veut dire que quelque chose est passé sous l’eau, là, à quelques mètres de nous ! s’exclame Jules un frisson d’excitation dans la voix.

— Quelque chose ou quelqu’un ! déclare Cyria en obser- vant attentivement la zone concernée.

— Tu penses à un plongeur ?
Cyria fait signe qu’elle n’en sait rien. Les bulles étaient bien visibles sur les photos et ce détail la trouble. Se pourrait-il que la créature soit passée à quelques mètres d’eux ?

Dans le Café du soleil, cette annonce fait son effet. Plus personne ne parle. Jules se tourne vers Cyria en sortant son portable, certain qu’il va pouvoir enregistrer son premier vrai témoin !

— Mais tu l’as vu où ce monstre ? finit par demander le patron du café.

— Dans son bateau, il y a moins d’une heure.

— Comment ça « dans son bateau » ?

— Avec sa canne à pêche, précise le témoin. Ensuite, il éclate d’un rire tonitruant.

— Vous devriez voir vos têtes! J’aurais dû vous filmer! s’exclame-t-il. C’est le gros René, le vrai monstre de l’étang ! Il a encore enflé, non ?

Dans le café, les cris se mêlent aux éclats de rire. Jules remet son portable dans sa poche et sort en compagnie de Cyria. Ils viennent d’entendre leur premier vrai... faux témoin.

Tous deux rejoignent le club de plongée où Jules a rendez-vous avec un plongeur. Celui-ci semble encore très choqué par ce qu’il a aperçu une semaine plus tôt et il évoque bien « la créature marine ».

— Avez-vous une idée de ce à quoi elle ressemblait ? demande Jules.

Le plongeur grimace en précisant qu’elle était très grosse.

— Pouvez-vous au moins me préciser un peu sa taille ? insiste le journaliste.

— Ben... je ne sais pas, moi ! Je ne plonge pas avec un mètre à la main.

Cyria se retourne pour cacher un sourire. Ensuite, elle quitte le club pour rejoindre la plage, persuadée que Jules n’obtiendra aucune réponse précise à ses questions. Le plongeur est catégorique, mais sa description reste vague.

Elle contemple l’étang qui lui fait face, envahie par un flot de pensées. Se pourrait-il que cette vaste lagune de plus de vingt kilomètres de long abrite une créature étrange ? Serait-elle arrivée par le chenal de Caronte qui relie la mer Méditerranée à l’étang ? Dans ce cas, puisque l’étang a une profondeur maximum de neuf mètres, ce monstre ne vit pas dans les abysses...

Cyria remarque quelques véliplanchistes au loin. Jules a précisé que l’étang leur servait de base d’entraînement pour les Jeux Olympiques. Le monstre va-t-il menacer leurs entraînements ? Et quel impact pourrait-il avoir sur les manifestations prévues pour l’Olympiade Culturelle qui auront lieu tout autour de l’étang ?

— Ce témoignage ne nous a pas beaucoup avancés, déclare Jules qui vient de rejoindre Cyria. Mais au moins il recoupe ce qu’ont dit les pêcheurs.

— C’est bien ça qui me gêne. Il parle lui aussi d’une « grosse créature marine », on dirait un copier-coller de ce qu’on sait déjà.

— Tu as des doutes sur la créature ? demande Jules qui semble déçu.

Cyria sort quelques tubes à essai de sa sacoche avant de répondre :

— Si le monstre était bien là, et si ce sont ses bulles, ce qui reste tout de même à prouver, rétorque Cyria, ce n’est ni un poisson ni un amphibien. Ce pourrait être, hum... une sorte de bivalve géant puisqu’il respire sous l’eau... Il faut plonger, c’est clair !

— Tu imagines les deux pêcheurs qui se sont retrouvés face à la créature en plein orage ? poursuit Jules. Quelle apparition !

En ramenant le bateau vers la plage, Jules veut en savoir plus sur le métier de cryptozoologue. Il demande à Cyria si des enquêtes sur un cryptide ont déjà abouti à la découverte d’un vrai animal. Elle pense tout de suite au saola...

— Dans les années 1990, entre le Viêt Nam et le Laos, des chercheurs ont découvert des cornes d’animaux à la forme inhabituelle, explique-t-elle. Mon laboratoire a été contac- té et c’est une enquête minutieuse sur place et une collecte d’éléments biologiques précis — comme des crânes, des dents ou de la peau — qui ont permis d’attester la présence du saola. C’est un bovin qui ressemble à une chèvre ou une antilope et qui vit dans les forêts profondes. Il n’avait jamais été capturé ! Un peu plus tard, on a découvert « l’oiseau du diable » au Sri Lanka. Là-bas, les gens parlaient d’une créature qui avait des cornes de diable et poussait des cris semblables à des pleurs de femme... Selon la légende, son apparition était un présage de mort. En 2001, cet oiseau a été identifié comme un Grand-duc d’Amérique, un hibou à la taille imposante qui a des touffes de plumes sur le crâne qui ressemblent à des cornes !

Jules sourit en imaginant « l’oiseau du diable ». Il l’entend presque pousser ses cris glaçants.

— En fait, il en faut peu pour enflammer l’imagination, conclut-il après avoir déposé le bateau au port. Un cri, une silhouette et hop !

— Les légendes ont parfois un pied dans le réel, explique Cyria qui marche à ses côtés vers le parking. Et parfois elles persistent malgré les enquêtes. L’existence du Big Foot, du yéti ou du monstre du Loch Ness n’ont pour l’instant pas été démontrées. Et notre créature, qui semble d’ailleurs être la cousine provençale de Nessie, a peut-être...

Cyria s’interrompt : Jules vient de lancer un juron retentissant ! Il est agenouillé devant son scooter dont une des roues est à plat !

— Elle a forcément été crevée ! s’indigne-t-il.

Cyria fronce les sourcils et se hâte de rejoindre sa voiture garée quelques mètres plus loin. Comme par hasard, un des essuie-glaces est légèrement tordu. Sous le deuxième, un papier a été glissé. Elle l’attrape et rejoint Jules qui l’appelle. Lui aussi vient de découvrir un papier scotché à l’arrière de sa selle.

Tous deux le lisent en même temps.
Quelqu’un leur a adressé un message bien mystérieux...

« Monstre y es-tu ? »

3ème épisode

Paru le 4 juin dans le journal La Provence

3. Fausses pistes

La nuit porte conseil, dit-on. Pourtant, le lendemain matin, le mystère du pneu crevé et des messages n’est toujours pas élucidé.

Malgré l’avertissement, Jules et Cyria ont décidé de retourner plonger sur le lieu d’apparition de la créature. Ils passent louer du matériel avant de se diriger vers le port où les attend une petite vedette.

— J’ai réussi à trouver quelqu’un qui est venu changer ma roue hier soir, explique Jules en démarrant le bateau. Mais ce matin, j’ai garé mon scooter sur un lieu de passage. Plus de risque de crevaison !

— Je me demande qui veut nous intimider ainsi, murmure Cyria. Et que signifie ce « monstre y es-tu ? » ?

Jules conduit la vedette à l’endroit où ils étaient la veille. Cyria récupère ses affaires de plongée et Jules attrape des jumelles pour observer les alentours. La cryptozoologue a juste le temps d’enfiler sa combinaison qu’il désigne un point au loin en criant :

— Cyria ! Il y a un truc là-bas ! Je vois une grosse masse noire !

— Bizarre en effet, convient Cyria qui s’est emparée des jumelles à son tour. On dirait qu’il y a bien quelque chose en surface. Mais c’est un peu loin pour...

Cyria n’a pas le temps de finir sa phrase, Jules a déjà redémarré le moteur. Il lui faut moins de trois minutes pour s’approcher de la « créature ».

Quelle déception !

— Un filet accroché à deux sacs plastiques, bougonne Jules en relevant sa prise avec une gaffe. Tu parles d’une découverte !

Cyria ne dit rien, mais elle fait une petite moue qui en dit long sur ce qu’elle pense. Jules est un peu trop réactif à son goût. Elle s’équipe avant de plonger dans l’eau. Jules la regarde disparaître lentement... avalée par l’étang à son tour.

Cyria a beaucoup de mal à repérer quoi que ce soit au début. De nombreux dépôts de sable et de vase en suspension rendent la visibilité difficile, mais en descendant vers le fond peu profond à cet endroit, elle finit par y voir plus clair. Cyria palme entre des laitues de mer et croise un banc de méduses. Elle aperçoit un petit crabe vert qui déambule sur un espace sablonneux quand soudain, elle repère une colonne... de bulles. L’eau redevient soudain très trouble et elle ne voit plus rien... mais le bruit d’un moteur l’alerte. Certaine d’entendre leur vedette qui redémarre, elle rejoint la surface. Elle a juste le temps de sortir à l’air libre, Jules lui tend la main en criant :

— Monte, vite ! On va l’avoir !

Cyria se hisse dans la vedette que Jules redémarre au quart de tour !

— Qu’est-ce qu’il se passe, enfin ? crie Cyria qui grelotte dans sa combinaison.

— J’ai vu un type ! hurle Jules aux commandes. Il était en train de m’observer depuis son bateau là-bas !

— Mais enfin, c’est sûrement un pêcheur qui a changé de coin !

— De toute façon, il est déjà trop loin !

— Tu ne trouves pas surprenant qu’il y ait cette dent abandonnée juste ici ? demande-t-il. Juste après le filet et le bateau avec la longue-vue ? On dirait que quelqu’un s’amuse à semer de faux indices.

— C’est vrai que même la colonne de bulles que j’ai vue est étrange quand on y pense, admet Cyria. Surtout qu’à ce moment-là, l’eau s’est troublée, comme si on avait soulevé la vase du fond.

Jules hoche la tête en déclarant que pour lui, il n’y a pas l’ombre d’un doute, ils sont suivis. Cyria le regarde, encore sceptique.

Elle l’est un peu moins quelques minutes plus tard. Après plusieurs tentatives infructueuses pour redémarrer le bateau, Jules réalise que l’hélice du moteur est immobilisée par un filin qui a l’air tout sauf usé !

— Ce filin n’est pas arrivé là par hasard, c’est certain ! lance Jules qui a relevé l’hélice pour montrer à Cyria dans quel état elle est.

La jeune femme repense au bruit qu’elle a entendu...

— Et si les bulles que j’ai vues étaient celles d’un plongeur ? dit-elle soudain.

— Quelqu’un qui nous suivrait et ferait tout pour nous conduire sur de fausses pistes?! s’exclame Jules, ravi que Cyria accepte enfin de prendre en compte son hypothèse.

Tous deux passent un bon moment à nettoyer l’hélice... et ils finissent par regagner le port.

— Je vais rendre notre matériel de plongée, explique Jules à Cyria. J’en profiterai pour essayer de discuter avec le patron du club. Peut-être a-t-il loué du matériel à quelqu’un d’autre que nous aujourd’hui ? S’il accepte de me donner une identité, je peux avoir une piste sur notre éventuel espion et savoir ce qu’il nous veut exactement.

Cyria s’éloigne en direction du café, elle doit téléphoner au laboratoire pour décrire son début d’enquête. Elle passe un très long moment à discuter avec sa collègue et lui fait part de ses doutes à propos de la créature... Quand elle raccroche, elle se rend compte qu’elle a passé près d’une heure au téléphone et que Jules n’est toujours pas revenu.

Tu es encore au club ? lui demande-t-elle par message.

Son SMS restant sans réponse, elle attend une dizaine de minutes supplémentaires avant de l’appeler. Comme elle tombe directement sur sa boîte vocale, Cyria commence à se poser des questions et décide de se rendre au club de plongée. Elle sort juste du café quand son portable vibre dans sa poche.

— Ah enfin ! lance-t-elle en constatant que c’est Jules qui téléphone, tu...

— Je ne peux pas te parler trop fort... Tu m’entends ?

Jules a une voix quasi inaudible. Cyria est inquiète, il y a un truc qui cloche...

— Je suis caché, on ne peut pas me voir mais...
Le bruit d’une explosion retentit dans l’oreille de Cyria. Ensuite, elle n’entend plus rien.

Jules, dépité, réduit le régime du moteur en regardant le bateau qui s’éloigne à l’horizon.

— Si tu étais remontée plus vite, on pouvait le stopper ! bougonne-t-il en faisant demi-tour.

— Ah oui ? Et si toi, tu n’avais pas redémarré la vedette, je serais peut-être en train de découvrir à qui appartenait la colonne de bulles que je venais de repérer à la surface ! lui répond Cyria en colère.

Elle se débarrasse de sa combinaison pour se rhabiller. Ses yeux lancent des éclairs !

— Il y avait bien un homme dans un bateau qui dirigeait une sorte de longue-vue dans notre direction ! insiste Jules vexé. Je...

— Une longue-vue maintenant ! Et pourquoi pas un drone ? réplique Cyria en secouant la tête. On nage en plein film d’espionnage !

Jules ne dit plus rien. Il se contente d’enfiler une combinaison de plongée et de s’équiper à son tour.

— On était à peu près ici tout à l’heure, déclare-t-il. Si le monstre était là, il n’a pas dû aller bien loin.

Cyria lève les yeux au ciel, mais Jules a déjà plongé dans l’eau. Elle essuie soigneusement ses cheveux qui sont encore mouillés et alors qu’elle étale sa combinaison pour la faire sécher, un bruit sec à l’arrière la fait sursauter. Elle se penche vers le moteur, mais elle ne voit rien d’inquiétant.

— Jules me rend paranoïaque avec ses espions ! se dit-elle.

Elle sort de nouveaux tubes à essai pour faire d’autres relevés et elle est si concentrée sur sa tâche qu’elle pousse un cri de surprise quand Jules réapparaît d’un bond comme un diable qui sort de sa boîte.

— J’ai trouvé un truc super intéressant ! crie-t-il.

Il se hisse à bord et, tout dégoulinant, il lui tend un petit objet de quelques centimètres de long.

— Alors ? Elle en dit quoi la scientifique de ma trouvaille. Bizarre, non ? Je l’ai repêchée au fond, bien visible entre deux bancs de laitue de mer.

Cyria se penche sur l’objet quelques secondes. Elle relève la tête en déclarant :

— La scientifique te répond que c’est une dent de dinosaure fossilisée. La région est connue pour ses nombreux gisements de fossiles puisque le pays d’Aix a été parcouru par des dinosaures pendant des millions d’années. Tu peux trouver des dents de ce type dans les muséums d’histoire naturelle de la région.

— Aucun rapport avec notre monstre alors ? demande Jules, déçu.

— À part si notre créature est la réincarnation d’un dinosaure aquatique, comme le plésiosaure par exemple ! lui répond Cyria avec un sourire moqueur en coin.

Jules soupire en s’asseyant. Comme il grelotte, Cyria lui tend une serviette et il finit par enlever sa combinaison pour se rhabiller.

4ème et dernier épisode

4. Tel est pris qui croyait prendre

Sur le moment, Cyria reste interdite, le portable à la main. Se pourrait-il que Jules se soit retrouvé dans une sorte… d’embuscade ? Quand elle sent son téléphone vibrer à nouveau, elle a un petit sursaut d’angoisse.

— Cyria ? Tu m’entends ?

La voix de Jules semble encore plus faible.

— C’était quoi cette explosion ? s’inquiète Cyria. Tu es blessé ?

— Des pétards ont explosé et comme j’ai été surpris, j’ai vite raccroché, explique Jules tout bas. Je suis caché en bord d’étang sous un massif à trois cents mètres environ du club de plongée, face à une grosse cabane de pêcheur. Il faut que tu viennes. Vite !

Jules raccroche brutalement. Cyria ne comprend plus rien. C’est bien la première fois dans sa vie de cryptozoologue qu’elle a l’impression d’être dans un fi lm ! Elle se met à courir en direction du club de plongée. Quand elle y arrive, son coeur bat la chamade. Elle localise la cabane de pêcheur dont a parlé Jules. Elle est un peu en retrait par rapport au chemin. Ensuite, Cyria repère un massif énorme et elle s’en approche prudemment.

— Je suis là… finit-elle par entendre.

Elle distingue la silhouette de Jules coincé à l’intérieur. Elle se jette à son tour sous le massif, comme le ferait une espionne de cinéma !

— Tu peux m’expliquer à quoi rime ce cirque ? demande-t-elle en frottant son coude qu’elle vient d’égratigner.

— Chuut… Parle moins fort. Je suis en planque depuis une heure, déclare Jules tout bas. Au club de plongée, j’ai repéré le plongeur que j’ai interviewé. Il discutait avec un homme qui ressemblait vraiment à celui que j’ai aperçu hier dans le bateau. En tout cas, il avait la même silhouette, un grand maigre…

— Et alors ? demande Cyria excédée. Ça justifie le fait que tu rampes par terre devant une cabane de pêcheur ?

— Je les ai suivis et je les ai vus entrer ensemble dans la cabane. Je te dis…

Jules s’interrompt. Deux hommes sortent de la cabane et s’éloignent tranquillement…

— Viens, on va en avoir le coeur net, murmure le journaliste.

Tous deux sortent avec précaution du massif et se dirigent vers la cabane. Cyria ne peut s’empêcher de se dire qu’elle nage en plein polar… mais elle suit Jules. Entrer dans la cabane se révèle être un jeu d’enfant !

— Bizarre, non ? chuchote-t-elle en suivant Jules à l’intérieur. Ils ne ferment même pas ?

Le spectacle qui les attend est plutôt… étonnant. Ils sont bien dans une cabane de pêcheur comme l’attestent les nombreuses cannes à pêche posées contre le mur et les boîtes à hameçons alignées le long d’une étagère, mais le plus étrange ce sont les dizaines de caisses en bois entassées dans un coin. Elles sont remplies à ras bord de déchets plastiques !

— De plus en plus surréaliste ! On a pris en filature un pêcheur qui fait de l’accumulation compulsive de déchets, constate Cyria.

— Je dirais plutôt qu’il fait du tri sélectif à haute dose, précise Jules.En effet, on peut voir des caisses avec des cannettes vides, d’autres avec des bouchons en plastiques, des sachets, des restes de barquettes, des emballages alimentaires… L’ensemble forme un patchwork de plastiques divers en couleurs en tailles et en formes.

— OK… déclare Cyria. Que peut bien faire un pêcheur avec tout ça ?

Jules n’a pas le temps de répondre. La porte de la cabane s’ouvre. Cyria retient son souffle. Trois personnes entrent à la queue leu leu et un détail interpelle tout de suite le duo d’enquêteurs : les deux hommes et la jeune femme qui viennent d’apparaître portent tous les trois la même casquette avec «Monstre y es-tu?» en lettres fluo sur la visière !

— On vous attendait ! déclare le plongeur que Jules a interrogé la veille.

— On est allés chercher ma fille Alyssa, ajoute son compagnon aussi grand que maigre, comme l’avait décrit Jules.

La jeune femme lève deux doigts en signe de salut et les deux hommes se présentent. Miguel, le plongeur, travaille dans un laboratoire de recherche en bordure d’étang et Baptiste, le pêcheur, est à la retraite depuis trois ans.

— Et moi, Alyssa, je suis artiste peintre et sculptrice.

— C’est vous qui nous espionniez à la jumelle hier ? lance soudain Jules qui reconnaît la silhouette qu’il a aperçue rapidement.

— Dès qu’on a su que vous étiez sur les traces de notre monstre, on ne vous a plus lâchés ! précise Alyssa. On n’avait aucun intérêt à ce que vous mettiez la main dessus sans nous !

— « Votre » monstre ? demande Cyria en fronçant les sourcils.

— Oui « notre » monstre, lui répond Miguel. J’en ai eu l’idée, Baptiste a fourni la matière et Alyssa l’a créé.

— Voilà plus de vingt ans que je pêche du plastique dans l’étang de Berre ! Un étang que j’aime et qui doit être préservé ! Voilà ce que j’ai stocké, explique Baptiste en montrant les caisses pleines.

— Quand j’ai vu ses caisses remplies à ras bord, j’ai proposé à Baptiste qu’on en fasse quelque chose, ajoute Miguel. Il fallait qu’on devienne lanceurs d’alerte.

— L’idée du monstre est née au cours d’un repas chez mon père, dit Alyssa. Ils m’ont demandé ce que je pourrais faire avec des déchets plastiques. Et quoi de mieux qu’un monstre de plastique pour dénoncer la monstruosité de la pollution…

— De plastique ! complète Jules.

— Quelle idée incroyable ! s’écrie Cyria.

Miguel, Baptiste et Alyssa proposent ensuite aux deux enquêteurs de les suivre. À quelques centaines de mètres de la cabane, dans une crique bien abritée des regards, la créature de l’étang semble se reposer.

C’est une sorte de méduse de plus de deux mètres. Son corps tout rond est fait à partir de débris de voiles et de filets et sa longue queue d’une multitude de déchets plastiques.

— On a fixé un petit moteur et on la met à l’eau tous les deux ou trois jours, précise Baptiste. La première fois, c’était de nuit et ça a tout de suite fonctionné !

— Ensuite, il a fallu entretenir un peu la flamme, d’où mon témoignage dans le journal ! ajoute Miguel. Mais quand vous êtes arrivés, on se doutait que vous iriez au bout de votre enquête donc on vous a… accompagnés !

— Il fallait qu’on puisse vous délivrer notre message. C’est dommage que tout s’arrête maintenant, s’attriste Alyssa en se penchant vers « sa » création.

— Tout ne s’arrête pas là, je pense, murmure Cyria en regardant Jules.

— Certainement pas ! lui confirme Jules avec un petit sourire.

Un mois plus tard…

Le monstre du Loch Berre : une fable pour éveiller les consciences

La rumeur lancée à propos du cousin provençal de Nessie était en fait une opération de sensibilisation à la pollution qui menace l’étang de Berre. Plus grande étendue d’eau saumâtre de France, l’étang a vu son écosystème bouleversé par les actions humaines. Victime autrefois de la pollution des industries installées sur ses rives et maintenant des rejets d’eau douce de la centrale EDF, mais aussi envahi au quotidien par des tonnes de microplastiques, il est fragile et doit être protégé.

Ce monstre bien inoffensif est devenu un vrai lanceur d’alerte. Désormais exposé sur la plage de la Romaniquette, il permettra aux promeneurs de réfléchir à l’impact de la pollution sur l’étang.

Cyria sourit à Jules en repliant le journal.

Son dernier article dans La Provence résume parfaitement la situation.

Tous deux sont très fiers d’avoir réussi à convaincre les maires des villes autour de l’étang de garder la créature et de l’exposer aux yeux de tous. Aujourd’hui, de nombreux spectateurs sont réunis sur la plage de la Romaniquette pour l’inauguration de la « créature de l’étang » qui trône fièrement sur un socle. Baptiste, Miguel et Alyssa sont présents, au premier rang, très émus tous les trois. Le maire prend la parole et Jules est déjà prêt à l’enregistrer. Cyria photographie ce cryptide qu’elle n’est pas près d’oublier quand un cri résonne à l’autre bout de la plage.

Le silence se fait soudain dans l’assistance.

Jules se tourne vers Cyria. Tous deux ontla même expression incrédule sur le visage. Non, ils n’ont pas rêvé. Une voix féminine vient bien de hurler :

« Au secours ! Il y a un monstre ! ».

À suivre ?